Leben: une oeuvre “dématérialisée par sa disparition même”*

À partir des années 1970, Jochen Gerz a produit des installations novatrices, qui mettent en jeu nouvelle dynamique de dématérialisation de l’objet artistique: ses propositions non seulement invitent le public à l’interaction, mais la participation des spectateurs causent la disparition même de l’oeuvre. Ce qui pourrait sembler au premier regard un inexplicable dysfonctionnement de l’oeuvre, est en effet le coeur de la réflexion de l’artiste allemand. Pour développer exhaustivement l’idée de Gerz, l’objet qu’il propose, ou mieux l’installation-lieu qu’il construit, doit être dématérialisé par le public, destructeur inconscient et involontaire du travail artistique.

Dans Leben, installation présentée pour la première fois en 1974, la création et la réception se lient de manière indissociable, faisant du public un acteur central de l’existence de l’oeuvre, tout autant que de sa fin. Les visiteur sont amenés à traverse une pièce pour aller lire un texte, encadré sur le mur en face de l’entrée, mais leurs pas effacent peu à peu le mot “leben” (“vivre” en allemand) inscrit des centaines de fois à la craie sur le sol. Ce mot symbolique recouvre initialement la salle entière, mais au fur et à mesure que le public fait expérience de l’oeuvre, cette dernière disparait. Les expressions métaphoriques “vivre une oeuvre”, “fruition d’une oeuvre”, sont ici véritablement littérales.

Cette expérience de Jochen Gerz veut mettre en place une interaction radicale qui dévore toute l’existence physique de l’oeuvre. Celle-ci, dématérialisée par sa progressive disparition, comme voulu par l’artiste, fonctionne sur une contradiction fondamentale: le public, invité à «visiter» le lieu, efface par ses pas et sa curiosité (envers le texte qui l’attend sur le mur de l’autre coté de la salle) cet hymne à la vie. Pour aller plus loin, cette formulation de la vie par un mot, “Leben”, conceptualise la notion, créant une tension entre le nom par lequel on indique notre existence, et la réalité de cette dernière, effacée par le mouvement humain. Le travail se situe ainsi entre le réel (la “vie” des spectateurs), et sa représentation (le concept de “vie », sous forme de parole).

« Ce que l’on peut décrire peut arriver aussi. »

Ludwig Wittgenstein, 1973

Ce qu’essaye de montrer Jochen Gerz est peut être l’inaptitude des modes de diffusion visuels (arts plastiques, photographie, cinéma) à transmettre le réel ou les émotions? L’artiste allemande a aussi souvent eu ce désir de protester, par ses installations, contre l’impossibilité de la communication et du langage dans la société actuelle.

L’installation a été acquise par le Musée d’art moderne de Paris en 2000. L’artiste a continué sa production artistique avec notamment de nombreux travaux d’art vidéo.

Leben est défini ainsi dans l’ouvrage de Nathalie HEINICH, Le triple jeu de l’art contemporain, Éditions de Minuit, Paris, 1998 (p. 101)

Liens:

http://www.creativtv.net/v2/02/gerz.html

https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cdqj7ro/r6bGe4R

http://www.medienkunstnetz.de/works/leben/

http://desormiere.blog.lemonde.fr/2008/05/03/quand-lart-fait-vivre/

Cliquer pour accéder à volet_1032.pdf

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